CHRONIQUE AFRICAINE



Jeanne Grall, et  Georges Grall. 
Le médecin en chef des services Joël Le Bras, médecin des Troupes de Marine, nous entraîne à la découverte d'un travail insolite et remarquable de Jeanne Grall, épouse de Georges Grall. Collaboratrice de son mari durant ses affectations africaines, elle fut à la fois « institutrice, auxiliaire médicale, et musicologue ». Elle décrypta, au cours de ses deux séjours successifs en Oubangui Chari, le langage parlé des Bandas, qui est en réalitéw un langage chanté de trois notes dont la transmission s'effectue sur un tam-tam permettant aux indigènes de communiquer entre eux par messages sonores, d’un village à un autre. Le déchiffrement précis de ce mode d’expression eut d'importantes répercussions dans les domaines de l’ethnologie et de la musicologie, mais aussi –conséquence inattendue - dans le domaine de l’éducation sanitaire.
 
Jeanne-Suzanne Le Roux naît à Saint-Pierre Quilbignon le 7 février 1905. Très tôt, elle manifeste un goût prononcé pour la musique. A vingt ans elle est déjà « premier violon » aux célèbres Concerts Sandra de Brest, filiale de la Schola Cantorum de Paris. Une brillante carrière artistique s’ouvre devant elle.

 

C’est alors qu’elle fait la connaissance d’un concitoyen, certes brestois, mais né lui aussi à Saint- Pierre-Quilbignon, alors élève (promotion 1923- 1927) à l’École Principale du Service de Santé de la Marine et des Colonies, à Bordeaux : Georges Grall. Les deux jeunes gens se marient le 10 Août 1927 à l’église des Carmes de Brest. Le 4 novembre suivant, Georges Grall soutient avec succès sa thèse de doctorat en médecine à la faculté de Médecine et de Pharmacie de Bordeaux.

 

Le 31 décembre de la même année, nommé médecin-lieutenant des Troupes Coloniales, Georges Grall part effectuer son stage de médecine tropicale à l’École d’Application du Pharo à Marseille. Jeanne le suit, mettant fin du même coup à ses ambitions de musicienne de concert.

 

A l’issue de son stage de sept mois, Georges Grall est affecté en Afrique Équatoriale Française. Lui et son épouse embarquent le 23 octobre 1928 sur le vapeur Asie de la compagnie des Chargeurs Réunis, quittant Bordeaux pour Matadi au Congo Belge. Jeanne n’a pas voulu se séparer de son cher violon. Le 26 novembre le couple atteint Brazzaville, via Léopoldville. Georges apprend qu’il est affecté à Bambari, circonscription de la Ouaka, en Oubangui- Chari. Cette circonscription est au coeur du pays Banda.

 

A Bambari, Georges Grall doit assurer les fonctions de médecin-chef de l’Assistance Médicale Indigène, comportant notamment la direction de l’hôpital, les tournées de vaccination antivariolique et de médecin du secteur annexe de Prophylaxie de la maladie du Sommeil, dépendant du secteur principal de Fort Sibut.

 

Cette seconde fonction ayant justifié que Georges Grall suivît un stage de perfectionnement à l’Institut Pasteur de Brazzavillle, le couple ne rejoindra finalement Bambari que le 12 janvier 1929, après un éreintant voyage fluvial sur le Congo et l’Oubangui à bord du Dolisie.

 

L’administrateur en chef de circonscription de la Ouaka à Bambari est alors le guyanais Félix Eboué, dont le nom restera célèbre dans l’Histoire par le rôle qu’il joua dans le cadre de la France Libre, lors de la Seconde Guerre Mondiale. L’épouse de Félix Eboué, Madame Eboué-Tall se trouve être, tout comme Jeanne Grall, une excellente musicienne, son instrument de prédilection est, par contre, le piano.

 

Avant l’arrivée du couple Grall, Madame Eboué- Tall s’était déjà spécialisée dans le recueil de chants banda. Évidemment intéressée, Jeanne Grall lui avait spontanément offert ses services. Madame Eboué- Tall avait accepté avec d’autant de gratitude qu’elle s’était rendue compte que le piano ne convenait pas au chant Banda et ne permettait pas, en particulier, d’effectuer une transcription graphique satisfaisante. Seul, selon elle, le violon ou tout autre instrument du même type, était en mesure de reproduire les sous-tons que les indigènes placent dans leurs chants comme dans leurs musiques d’orchestre avec des instruments à cordes, entre le ton et le demi-ton. Afin de ne pas donner l’impression d’interférer dans les travaux déjà bien avancés de l’épouse de l’administrateur, Jeanne Grall va se mettre en quête d’un autre centre d’intérêt que le chant proprement dit, se tournant vers le langage tambouriné des Banda de l’Oubangui- Chari, s’attachant prioritairement à rechercher la signification précise des messages transmis par le tam–tam couramment utilisé par les indigènes Bandas Linga de la Ouaka ; elle y réussira pleinement faisant paraître, en janvier 1932, dans la « Revue du Monde Noir » un article particulièrement remarqué sur le sujet, et qui fera date dans la compréhension des modes de communication dans le monde indigène.

 

Jusqu'à cette époque, on n’avait parlé du tam-tam que d’une façon sommaire. C’est à peine si d’aucuns, même parmi les « coloniaux », le différenciaient encore du tambour de fête et de cérémonie dont la finalité est pourtant tout autre. Il n’était pas rare de lire que certains assimilaient son langage à quelque système conventionnel de transmission télégraphique type « morse », sans songer un seul instant qu’un tel système n’est concevable que si les utilisateurs peuvent le traduire ensuite en langage écrit, compréhensible par le commun des mortels.

 

Or, jusqu’aux années trente, les tribus forestières usant traditionnellement de ce procédé ne savaient ni lire ni écrire. Le médecin-major René Trautmann (Bdx 1898 -1901), pastorien et écrivain de l’Afrique Noire, avait certes sa petite idée sur la signification du langage du tam-tam, lorsqu’il écrivait qu’il s’agissait d’un instrument « d’alerte, de communication et d’appel » dans la mesure où il s’agissait de frapper à coups précipités sur un tronc d’arbre évidé, mais « avec une puissance d’impact variable et selon des rythmes et des fréquences divers, de manière à donner un sens au message ».

 

Tout y est déjà, ou presque, sauf l’essentiel : la notion fondamentale de « tonalité », qu’il convient d’attribuer à Jeanne Grall. L’idée de l’étude du langage du tam-tam est venue à Jeanne Grall à la suite d’une série de banales observations faites dans Bambari même, mais aussi d’une constatation fortuite de Georges Grall à l’occasion de ses premières tournées de vaccination antivariolique.

 

La genèse et le déroulement de cette étude ont été décrits par Georges Grall dans un article intitulé « Tamtam, téléphone sans fil ». (Sillages et feux de brousse). « La case de passage, à notre arrivée à Bambari, n’était pas loin du poste administratif ; placés comme nous l’étions, nous entendions régulièrement les messages émis par le tam-tam, lui-même administratif, pour convoquer par exemple un chef de village, ou pour annoncer un déplacement de l’administrateur. Le soir également, nous entendions, dans les lointains, le tam-tam répercutant l’annonce de village en village. Parfois, c’était le « mokounji linga » ou « chef tam-tam » du poste qui venait m’annoncer qu’un mal inconnu était soudain apparu dans le village.

 

Jamais rien n’était écrit, l’administrateur transmettait ses consignes au « mokoundji linga », en français, et le message partait instantanément, ce qui supposait une traduction d’abord en sangho et forcément en langage tambouriné proprement dit. Le phénomène inverse s’observait quand le « mokoundji » venait informer l’administrateur d’un événement survenu en brousse et qu’il venait d’apprendre par la voie du tam-tam. Peu à peu, l’habitude aidant, Jeanne et moi arrivions, du fait de leur caractère répétitif, à comprendre la teneur de certains messages simples ». En musicienne avertie, Jeanne avait finit par déceler dans le langage tambouriné une particularité qui avait apparemment échappé avant elle à tous les spécialistes ethnologues : “les sons émis par le tamtam, les uns plus graves, les autres plus aigus, étaient reproductibles sur l’échelle des fréquences musicales” les sons émis par le tam-tam, les uns plus graves, les autres plus aigus, étaient reproductibles sur l’échelle des fréquences musicales : ces sons étaient tout simplement des notes de musique.

 

Jeanne les transcrivit sur son violon puis sur une partition, constatant non sans surprise qu’elles étaient finalement au nombre de trois : le « ré », le « fa » et le « la ». La durée de ces trois notes (qui exprime la « force » musicale) pouvait, comme en tout air de musique, s’exprimer par des rondes, des blanches, des noires ou des croches, déterminant le rythme plus ou moins rapide des messages. Le langage tambouriné n’était donc qu’un langage musical, mais simplifié. Parallèlement, Georges Grall avait constaté, lors de ses tournées de vaccination que, lorsqu’à la tête de son équipe, il quittait un village pour le village suivant, il était précédé d’un message qui partait du village qu’il venait de quitter. « Je demandais à l’un de mes infirmiers banda, ce que le mokoundji linga annonçait ainsi au village que nous allions bientôt rejoindre ». Mon infirmier me répondit : « il dit que tu viens de quitter le village !! Je n’eus pas à faire beaucoup d’efforts pour comprendre ce que cachait en réalité cette phrase banale, facilement traduisible en clair de la manière suivante : Ceux qui ne veulent pas se faire vacciner peuvent partir se cacher en brousse !!! » Georges Grall comprit alors que pour réussir dans ses propres entreprises, il lui faudrait nécessairement se faire l’allié des « mokoundji linga » et faire du tamtam une arme à son propre service.

 

Le message inter villageois semblant d’évidence être toujours le même, je décidai de me faire accompagner de mon épouse lors de mes tournées, afin qu’elle s’en imprègne elle-même, et qu’elle se concentre exclusivement sur lui, ce qui permit à la longue d’y détecter des nuances et des variations d’un tambourinaire à l’autre : c’était bien toujours l’arrivée de l’équipe qui était annoncée, mais le mokoundji linga pouvait très bien glisser dans le message un jugement de valeur.

 

A Bambari, nous nous étions bien sûr ouverts de ce sujet auprès du couple Éboué, lequel se penchait donc en priorité sur le langage chanté et également siffl é, des Bandas. Les deux femmes en vinrent à élaborer une hypothèse commune, selon laquelle le langage parlé -à trois notes- des Bandas n’était que la forme simplifiée du langage chanté et siffl é, utilisant, quant à lui, les sept notes musicales classiques. Le premier était reproductible sur le tam-tam, qui n’était conçu que pour émettre les fameuses trois notes précitées, le second l’était grâce au chant et à des siffl ets en bois ou en corne et utilisant toutes les notes de la gamme. En élargissant la démonstration, on arrivait à la conclusion logique que si le siffl et était le prolongement du chant, le tam-tam n’était que celui de la parole.

 

Restait toutefois une difficulté ; chaque son émis par le tam-tam reproduisait-il vraiment un mot ? Le seul moyen de le savoir était évidemment d’apprendre le sangho, ce qui de l’avis de Jeanne n’était pas insurmontable, le langage étant assez pauvre en vocabulaire. Au bout de quelques mois, Jeanne maîtrisait la conversation courante et pouvait comparer les mots qu'elle avait appris avec le contenu des messages qu’elle avait pu écouter, soit sur les tamtam des villages de tournées de vaccination, soit sur le tam-tam administratif du poste de Bambari, une « copie orale » en sangho des messages partant de ce dernier lui étant fournie aimablement par le « chef tam-tam » administratif.

 

La conclusion fût parfaitement claire : tous les messages, reproductibles sur des partitions, étaient de vraies dictées musicales, et le nombre de notes émises par le tam-tam était très supérieur au nombre de mots mais correspondait par contre sensiblement au nombre de sons émis par la voix humaine, donc au nombre de syllabes : le langage tambouriné était un langage syllabique.



En résumé, le tam-tam n’est que le prolongement fidèle de la voix de l’indigène Banda, laquelle utilise uniquement trois notes de la gamme que l’instrument est capable de reproduire, ayant été techniquement conçues dans ce but. Le bois de la caisse de résonance ne sera dans la pratique, frappé qu’à trois endroits différents (correspondant aux trois notes), à l’aide de maillets en caoutchouc d’herbe ou de liane séchées. Les combinaisons multiples de ces trois notes à des vitesses de frappe variables finissent par composer le texte du message. Disons, pour être complet, que tout ne fut pas aussi aisé qu’on pourrait se l’imaginer, d’autant que Jeanne n’émit ses conclusions qu’après de multiples vérifications, sur le violon et sur le tamtam, des phrases musicales portées initialement sur partitions. Le planton de l’hôpital, ancien « chef tamtam » de son village, corrigea ses erreurs au fur et à mesure, et notamment, celle « classique », des mots d’une syllabe s’exprimant par deux notes (ou de deux syllabes par trois notes), ce qui survenait quand la première lettre desdits mots était un « r » ou à l’opposé, des mots à deux syllabes télescopées ne s’exprimant que par une seule note : méconnaître ces règles élémentaires rendait tout message incompréhensible, en raison des décalages résultants.



Le planton aida par ailleurs Jeanne à confectionner son propre tam-tam, ce qui ne fut pas une mince affaire, quand on sait que l’instrument se compose en fait de deux troncs d’arbres évidés, donc en forme de cylindres, un gros -femelle-, le linga, un petit -mâle- le kolinga, creusés dans certaines espèces particulières, séchées durant un temps bien déterminé, et dont la fente du cylindre supérieur, de part et d’autre de laquelle on frappe, doit avoir une longueur et une largeur bien précises. Jeanne dira que c’est à force de frapper sur son instrument qu’un jour de l’an de grâce 1931, la solution définitive du problème lui apparut dans sa globalité. Georges Grall décrit ainsi la scène où son épouse révéla au grand jour sa découverte : "C’était l’époque du recrutement des volontaires pour le Congo-Océan. Le Centre de triage de Bambari fonctionnait à plein sous la supervision de Félix Éboué. Jeanne assurait la tenue des fiches médicales individuelles. L’administrateur s’aperçut soudain qu’elle éprouvait une gène certaine à écrire et qu’elle présentait même une grosse ampoule à l’index droit. Mon épouse lui demanda alors de deviner ce qui avait bien pu provoquer cette ampoule. « Pas l’archet de votre violon tout de même ? Un marteau pour enfoncer des clous ? ». Félix Eboué séchait et, pour l’aider, mon épouse fit le geste des deux mains de frapper sur un linga. S’apercevant du visage réjoui de Jeanne, Félix Eboué comprit : « Vous avez trouvé ! » C’était moins une interrogation que l’affirmation d’une évidence…

 

Elle exposa sa découverte ; Monsieur Eboué lui demanda d’établir un premier rapport qui fut expédié au gouverneur de l’Oubangui-Chari. Le processus de diffusion de cette information capitale pour la connaissance socio-ethnologique de l’Afrique Noire était enclenché".



C’était aussi un grand pas dans la connaissance musicologique : en effet, les phrases musicales du tam-tam étaient transposables sur n’importe quel instrument de musique « européen » comme le violon ou le piano. Le linga ou tam-tam, ne devait plus être considéré comme un banal instrument d’accompagnement musical (à une note), mais comme un véritable instrument de musique (à trois notes). Avant de quitter l’Oubangui-Chari, Jeanne composa même un « vocabulaire musical syllabique » banda, qui fit longtemps autorité. Quant à son mari, s’appuyant directement sur ses travaux, il avait jeté les bases d’un document de travail, en l’occurrence une série de messages de deux types, les premiers destinés à la simple annonce : celle de passage des équipes mobiles pour telle ou telle tâche précise (vaccination, dépistage et prophylaxie de la maladie du sommeil…) ou des confirmations ou des reports des dates de consultations de nourrissons ou de femmes enceintes au poste médical de Bambari, les seconds constituant de véritables slogans d’éducation sanitaire, répétés périodiquement de linga en linga afin que les villageois et villageoises ne perdent pas de vue les principes d’hygiène, individuelle ou collective, ou d’alimentions des nourrissons. En 2006, on n’a pas encore trouvé mieux dans l’utilisation des médias, du moins dans le principe….

 

Georges et Jeanne Grall quitteront Bambari en février 1934, traversant cette fois le Cameroun pour s’en aller prendre le paquebot à Douala. Le 21 mars, ils accosteront à Marseille. L’aventure se terminait, mais pas les aventures de notre couple colonial…

 

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